Entretien
avec Herman Philips, doyen de la Faculté
de philosophie de l'Université de Leyde
UMAP
: Quelle formation universitaire avez-vous suivie
?
Herman
Philips : J'ai commencé
mes études en 1969, donc tout juste quelques
mois après les bouleversements de 68. Résidant
à Amsterdam, il eût été
logique que je m'inscrive à l'Université
d'Amsterdam mais l'atmosphère académique
était alors bien meilleure à Leyde,
ville peu troublée par les révoltes
étudiantes. En plus d'une maîtrise
de droit, j'ai entrepris une maîtrise de
philosophie car le droit ne me semblait pas constituer
un défi intellectuel assez important. Mon
idée était à l'époque
de devenir avocat, diplomate ou encore banquier
comme certains membres de ma famille.
Je
me souviens que nous avions fondé avec
d'autres étudiants ce qu'on appelait un
" magasin de loi ", c'est-à-dire
une sorte de cabinet d'avocats composé
d'étudiants. Nous plaidions les affaires
d'importance juridique assez faible pour lesquelles
un avocat officiel n'est pas exigé. Ce
travail devant les juges m'a beaucoup plu et beaucoup
appris.
Mais
le droit ne me fascinait pas assez. La plupart
de mes amis prenait six ou sept ans pour finir
leurs maîtrises ; j'ai terminé les
miennes en quatre ans. Ayant décidé
de m'accorder la même durée d'études
que mes condisciples, je suis parti étudier
la littérature anglaise et la philosophie
à Oxford, juste pour le plaisir ! J'ai
ensuite obtenu une bourse de l'Etat français
pour étudier en France à l'Ecole
normale de la rue d'Ulm et à la Sorbonne
(Paris IV). Le directeur officiel de mon DEA était
Emmanuel Levinas qui, dans les années 1970,
n'avait pas encore la renommée qu'il a
acquise par la suite.
Parmi
mes professeurs de la Sorbonne figuraient M. Biraud,
un heideggerien, et un historien de la philosophie
que j'ai beaucoup apprécié : Ferdinand
Alquié. Il y avait alors à la Sorbonne
des discussions enflammées et passionnantes
entre Alquié et Martial Gueroult, un autre
fin connaisseur de Descartes et de Spinoza. La
figure emblématique de Normale Sup' était
encore Althusser, que je n'ai malheureusement
jamais écouté. Même jeune,
le marxisme ne m'intéressait absolument
pas : la culture politique de la Hollande est
très différente de celle de la France
; ici l'électorat est traditionnellement
modéré. Le parti marxiste n'a jamais
obtenu plus de 5% des voix en Hollande et j'avais
du mal à comprendre pourquoi la France
aimait tant
le marxisme. Ma formation philosophique a pris
fin après un dernier séjour d'études
à Cologne, en Allemagne, où j'étais
également boursier.
UMAP
: Après ces années d'apprentissage,
êtes-vous tout de suite devenu enseignant
?
HP
: Oui, j'ai rapidement obtenu un premier poste
à Leuwen (Louvain l'ancienne), à
l'époque où l'université
était en train de se scinder entre francophones
et néerlandophones. La Faculté de
philosophie était la seule où les
deux communautés linguistiques travaillaient
ensemble et cela rendait l'atmosphère stimulante
; en outre, la faculté était alors
une très grande institution car les prêtres
catholiques allaient faire leurs études
de philosophie à Louvain plutôt qu'à
Rome. Au cours de mon passage à Louvain,
j'ai consacré une part importante de mon
temps aux archives d'Husserl, fondateur de la
phénomonologie.
J'ai
beaucoup aimé mon expérience en
Belgique mais le modèle de gestion de l'Université
de Louvain était
à l'opposé du modèle démocratique
adopté en Hollande qui offre liberté,
ouverture et souplesse. A Louvain, les archevêques
avaient un poids décisif dans la nomination
des professeurs, ce qui rendait la faculté
vraiment trop fermée. J'aime la pluralité,
le choc des opinions.
Louvain
l'ancienne a maintenant un programme de doctorat
très performant en anglais qui accueille
chaque année soixante étudiants.
Après la scission, les Néerlandophones
n'ont pas voulu perdre l'avantage du bilinguisme
et ont créé des formations en anglais.
Après
Louvain, je suis rentré à l'Université
de Leyde qui est une institution libérale
particulièrement agréable. J'y suis
devenu professeur titulaire en 1985 et j'enseigne
aussi régulièrement à Princeton
et Oxford.
UMAP
: Aujourd'hui, quel vous semble être le
pays le plus propice pour étudier la philosophie
?
HP:
Il n'y a pas une grande tradition philosophique
en Hollande. Certes, au XVIIème siècle,
nous avions Descartes et Spinoza mais dès
le XVIIIème siècle les Pays-Bas
sont en déclin économique et culturel.
Lorsque
j'y étudiais, Paris avait une excellente
réputation car la France comptait alors
des philosophes très novateurs comme Michel
Foucault. En plus, Paris est une ville passionnante
pour un étranger. Je suis tout de suite
tombé amoureux de cette capitale où
j'ai lu la tradition philosophique, suivi des
cours passionnants, écouté tous
les opéras à l'affiche.
De
nos jours, l'enseignement de la philosophie en
France est trop orienté vers l'histoire
de la philosophie; la plupart des chercheurs créatifs
sont dans les universités américaines.
Princeton compte vingt excellents professeurs
de philosophie. A Boston, en dépit des
décès de Willard Quine et de Robert
Nozick, on trouve de nombreux philosophes renommés
à Harvard, à l'Université
de Boston et au MIT. Aux Etats-Unis, il faut bien
sûr mentionner aussi Berkeley et Pittsburg,
à la pointe dans le domaine de la philosophie
des sciences. D'ailleurs, de façon générale,
la philosophie américaine est très
orientée vers les sciences. Le grand mouvement
de notre culture, sa dynamique, vient des sciences.
De nombreux philosophes français font l'impasse
sur ce vaste domaine, ce qui les rend réactionnaires
intellectuellement.
L'enseignement
de la philosophie en Allemagne ne s'est jamais
vraiment remis de l'époque nazie. Presque
tous les positivistes logiques se sont réfugiés
aux Etats-Unis et ont, sans le vouloir, fourni
à la première puissance mondiale
une sorte d'aide au développement intellectuel.
Soulignons
enfin que l'étude de la philosophie est
très particulière à Oxford
car on ne peut pas y étudier la philosophie
pure. En revanche, une grande variété
de programmes sont mixtes : le plus connu est
le " PPE " (philosophie, sciences politiques
et économie) qui accueille 1000 nouveaux
étudiants par an.
UMAP
: A quels auteurs / domaines vous êtes-vous
consacré au cours de votre carrière
?
HP:
J'ai commencé par une thèse de doctorat
sur la philosophie de la logique, en particulier
sur celle élaborée par Husserl.
Puis j'ai écrit un petit livre en hollandais,
aujourd'hui épuisé, sur l'éthique
de Descartes : Martial Gueroult et d'autres commentateurs
prétendent que l'éthique de Descartes
est incohérente, qu'elle est un échec
total or, comme je l'explique dans cet ouvrage,
il me semble que cette éthique est au contraire
cohérente, intéressante, sage et
mal étudiée.
Un
travail de plus longue haleine est venu ensuite
puisque mon second livre est une analyse critique
en anglais de toute l'Ïuvre de Heidegger*. Long
de plus de 1000 pages, cet ouvrage est à
ce jour le livre définitif sur le philosophe.
L'étude part d'un constat simple : les
critères de clarté dans la philosophie
analytique sont bien plus élevés
que dans la philosophie " continentale ".
Il est très intéressant d'interpréter
Heidegger avec des critères de clarté
analytique, c'est-à-dire de reconstruire
la pensée du philosophe dans des termes
plus clairs : si par exemple on procède
à une analyse linguistique du passage sur
la mort dans Sein und Zeit, il apparaît
que ce chapitre est admirable d'un point de vue
rhétorique et plein d'erreurs d'un point
de vue logique et linguistique. Mais cette analyse
ne suffit
pas : il faut se demander quelles étaient
les intentions de Heidegger derrière tout
cela ? Après avoir détruit le chapitre
d'un point de vue logique et linguistique, on
doit s'interroger sur les fins. En France, cette
analyse critique n'existe pas : on prend Heidegger
pour une sorte de prêtre que l'on doit répéter
mais pas critiquer, c'est très ennuyeux.
Les Français ont trop souvent un "
esprit de clocher " qui ne les incite pas
à s'intéresser aux productions étrangères.
Depuis
quelques mois, je me consacre à un livre-manuel
sur l'épistémologie, qui pourra
être utilisé tant par les professeurs
que par les étudiants aux Etats-Unis.
* Herman Philips, Heidegger's Philosophy of
Being : A Critical Interpretation, Princeton
University Press, 1998
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