Rencontre avec
José Henrique Vilenha, recteur de l'Université
fédérale de Rio (UFRJ)

José Henrique Vilenha,
le recteur de l'Université Fédérale de Rio Janeiro
(UFRJ), donne l'impression d'être un homme fatigué
et désabusé. Ancien professeur de philosophie
passionné par Descartes, Wittgenstein et le positivisme,
il a " lutté " pendant huit ans contre la bureaucratie
de l'université (9000 fonctionnaires et 3500 professeurs)
pour tenter, en vain, d'y imposer modernisation
et changements. Aujourd'hui en fin de mandat,
il se dit " très heureux de retourner à ses classes
de philosophie ".
UMAP
: Quelle est la devise de l'UFRJ ? Sa philosophie ?
J.H.V. : Notre devise montre
clairement l'orientation de l'Université vers la recherche
: " Ici, on enseigne parce qu'on recherche. " L'UFRJ
a pour vocation de transmettre directement les fruits
de ses recherches aux étudiants ; son enseignement est
entièrement basé sur ce principe. Notre philosophie,
elle, est héritée de l'histoire. L'UFRJ est la première
université créée au Brésil, en 1920. La colonisation
portugaise avait empêché le développement de l'enseignement
libre et de la liberté de pensée qui seule permettent
à l'enseignement de trouver son sens. L'indépendance
est le ferment du développement de l'UFRJ.
UMAP
: Quelle a été votre politique en tant que recteur ?
J.H.V : J'ai mené principalement
deux politiques : améliorer la qualité de la recherche
et donc de la production scientifique, et ouvrir les
facultés à de nouveaux domaines, comme par exemple l'ingénierie
de l'environnement ou les biotechnologies. Mais je me
suis heurté à l'immobilisme de l'administration qui
n'a cessé de se confirmer ces dernières années.
UMAP
: Quel est selon vous le principal problème du système
d'enseignement supérieur brésilien ?
J.H.V : Le corporatisme
! Au Brésil, les administrations du système universitaire
sont sclérosées ! (Je ne devrais pas vous dire ça !).
Il est très difficile notamment d'introduire de nouvelles
méthodes. Il faut savoir que le Brésil est le pays du
monde dans lequel la productivité de l'enseignement
(NDLR : nombre d'étudiants diplômés par professeur)
est la plus faible. La moyenne mondiale, au niveau graduate,
est de 4 diplômés pour 1 professeur. Au Brésil, il y
a 1 diplômé par professeur !
Le problème majeur du Brésil
est celui de la qualification des jeunes : il faut savoir
que seulement 7,7 % des 18-24 ans suivent des études
supérieures (contre 34 % au Chili, 36 % en Argentine,
60 % en Europe et presque 80 % en France). Et sur cette
faible minorité, 40 % ne suivent pas leurs études jusqu'au
bout ! Il est absolument impossible de bâtir une société
moderne dans ces conditions. Pourtant, le problème ne
vient pas de la qualification des professeurs ni de
leurs conditions de travail : avec le même temps de
travail des professeurs, le Brésil pourrait atteindre
la moyenne internationale. Le vrai problème vient de
la bureaucratie du premier cycle, qui ne se préoccupe
pas du futur, c'est-à-dire de la formation de la jeunesse.
La solution qui s'impose est donc de flexibiliser le
premier cycle d'études, d'ouvrir de nouveaux domaines
et surtout d'établir un nouveau système de travail adapté
aux besoins de l'éducation permanente, ou continue.
Il faut que la qualification des jeunes s'adapte au
marché du travail, c'est une évidence.
Je vous donne un exemple
: 90 % de la production de pétrole est localisée à Rio,
ce qui représente 145 000 emplois. Mais personne n'est
qualifié pour ce travail, et nous sommes obligés de
faire appel à des étrangers. Depuis 8 ans, j'essaie
de monter un cours d'ingénierie du pétrole. Le cours
est virtuellement prêt depuis plus d'un an, mais selon
la commission, " les conditions politiques ne sont pas
réunies " ! Même chose pour le tourisme, avec les cours
d'administration ou d'environnement. Même chose pour
l'acier… Je ne réussis pas à comprendre quelles sont
ces " conditions politiques " ! A l'UFRJ, il y a 3500
professeurs, tous formés gratuitement dans les universités,
souvent boursiers. Tout cela financé par le contribuable…
Le minimum en retour serait d'assumer le monopole de
la formation des enseignants, d'augmenter la productivité
de l'enseignement, et de préparer les étudiants à entrer
sur le marché du travail par un système de formation
permanente. Le système actuel se reproduit lui-même,
mais ne progresse pas. Or tout le monde sait que la
richesse d'un pays est le résultat direct de la qualification
de la population. Le monde moderne est celui de la qualification
élevée et massive. Tous les gens de l'UFRJ, y compris
les étudiants, sont de gauche, mais ils font tout pour
conserver leurs privilèges. Ce n'est pas comme ça que
la société évoluera.
UMAP
: Que reprochez-vous aux fonctionnaires ?
J.H.V : Tant de choses…Leur
retraite est égale à leur salaire, ils peuvent faire
grève pendant plusieurs mois tout en étant payés, il
ne se passe pas six mois sans que les cours soient interrompus
par une grève… Or, la réalisation des politiques publiques
repose entièrement sur eux. Je leur reproche de s'accrocher
à leurs privilèges et d'empêcher ainsi le Brésil de
devenir un état développé. Nous aurions pu être la Corée
! Il y a vingt ans, nous étions la Corée. Mais alors
que les Coréens ont choisi d'investir dans l'éducation
et de s'ouvrir à la concurrence, nous avons dépensé
tout notre argent dans le traitement des fonctionnaires
! Le système universitaire est resté opaque tout ce
temps-là, en particulier au niveau du premier cycle.
Le gouvernement actuel a heureusement mis en place une
évaluation transparente de la qualité de l'enseignement.
Elle existait jusqu'à présent dans le domaine de la
recherche et au niveau post-graduate, mais pas pour
le premier cycle.
UMAP
: Quels sont vos arguments et quels sont ceux de vos
" adversaires " ?
J.H.V : Je suis pour la
massification de l'enseignement qualifié. Je pense -
je sais - que nous pouvons diplômer quatre fois plus
d'étudiants. L'ensemble du système universitaire public
représente 100 000 étudiants, nous en diplômons 50 000.
Or, les universités sont riches et les professeurs hautement
qualifiés (l'évaluation de notre recherche a donné les
preuves de notre compétitivité internationale) Mais
vous avez peut-être remarqué qu'à partir de 16 heures,
l'université est vide ! Eh bien, nous pourrions, si
nous atteignions la moyenne internationale, recevoir
400 000 étudiants et en diplômer 200 000 !
Mais les fonctionnaires
de l'administration et les professeurs rétorquent que
si nous augmentons la quantité, nous diminuerons la
qualité des cours. C'est faux, jamais une augmentation
de la productivité n'a impliqué une diminution de la
qualité. Le second argument qu'ils avancent est que
les étudiants supplémentaires que nous admettrions ne
seraient pas formés pour l'université, mais c'est un
argument hypocrite : s'ils ne sont pas formés, c'est
qu'ils n'ont pas de bons enseignants dans le secondaire.
Or, c'est nous qui avons le monopole de la formation
des enseignants : c'est un cercle vicieux ! C'est notre
rôle de former les étudiants à devenir de bons enseignants
pour que le processus de qualification se mette en place.
UMAP
: comment réagissent les étudiants à ces conflits ?
J.H.V : Les étudiants sont
encore plus conservateurs que les professeurs. Ils manifestent
contre toutes les tentatives d'expansion et sont contre
l'ouverture des nouveaux cours. C'est symptomatique
: le syndicat étudiant fait partie du syndicat des fonctionnaires
!
UMAP
: Quels sont les systèmes étrangers qui vous semblent
être de bons modèles pour le Brésil ?
J.H.V : La Belgique ou la
Suède, car l'Etat n'y paie pas les universités mais
les étudiants, ce qui permet d'éviter les pièges de
la bureaucratie. De manière générale, ce sont des sociétés
justes où les lois s'appliquent de façon universelle.
Ce n'est pas le cas au Brésil, où la loi privilégie
les fonctionnaires !
UMAP
: Pouvez-vous me dépeindre de façon synthétique la situation
politico-économique actuelle du Brésil ?
J.H.V : D'abord, un peu
d'histoire… Il faut savoir que le Brésil a connu une
dictature militaire (juste après celle de Vargas) sous
laquelle de gros investissements ont été entrepris dans
les entreprises d'Etat. Il s'agissait de construire
le " Grand Brésil " Nos salaires payaient les fonctionnaires
de l'acier, de la communication, de l'électricité et
du nucléaire, mais aucun argent n'était investi dans
l'éducation et la santé. Aujourd'hui, nous en payons
le prix… Les prochaines élections mettront vraisemblablement
Lula au pouvoir (NDLR : candidat du PT, parti des travailleurs,
ancien syndicaliste sans diplôme, anti-américain). C'est
ce qui explique en parti l'inflation actuelle du Real
(la monnaie brésilienne), conséquence directe de la
crainte que suscite Lula dans les milieux financiers.
Avec lui, nous aurions un Etat fort avec encore plus
de fonctionnaires. Mais moi qui ai fait partie de la
résistance de gauche sous la dictature, je ne partage
pas cet engouement pour l'Etat fort : la force de l'Etat,
cela devrait être de pouvoir réguler les relations économiques
et sociales et de donner des conditions égales pour
tous.
Les Brésiliens veulent tous
être privilégiés comme les fonctionnaires, au lieu de
faire tomber les privilèges. Comment va-t-on faire ?
L'université ne valorise pas l'esprit entrepreneurial,
pourtant, il faut former les gens à avoir l'esprit d'initiative.
Il est impossible d'organiser un état dans une structure
étatique !
Du point de vue économique,
nous avons en grande partie réglé le problème de la
dette extérieure. C'est la dette intérieure qui est
devenue colossale. Chaque année, le service de la dette
s'élève à 60 milliards de reals (environ 22 Milliards
d'euros).
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