Rencontre
avec Jacques Bouineau, coordonnateur de
l'Institut de droit des affaires internationales
"
Les Egyptiens éprouvent une réelle
affection à l'égard des Français
"
La carrière universitaire de
Jacques Bouineau, agrégé d'histoire
du droit, aurait sans doute suivi un cours
plutôt classique si ses recherches
sur la civilisation méditerranéenne
ne l'avaient pas désigné pour
le poste de coordonnateur de l'Institut
de droit des affaires internationales à
l'Université du Caire. En poste à
La Rochelle, dont la tranquillité
se prêtait parfaitement à ses
activités de chercheur et de romancier,
Jacques Bouineau a malgré tout accepté,
il y a un an, de quitter son confort charentais
pour le tumulte de la capitale égyptienne.
Une expérience passionnante dans
un pays complexe et contrasté.
Quel regard portez-vous sur le système
universitaire égyptien ?
Dans l'ensemble, le système universitaire
présente des lacunes et s'appuie
sur un fonctionnement qui, sur certains
points, paraîtrait obsolète
ailleurs, ce qui explique sans doute en
partie le succès des filières
francophones, anglophones et germanophones,
en économie comme en droit ou en
sciences politiques. Le problème
vient pour une bonne part des méthodes
pédagogiques : elles se résument
trop souvent à l'apprentissage par
cur des cours, et laissent peu de
place à la distanciation critique.
En Egypte, le cours magistral donné
par un docteur " ne se discute pas
".
Le poids de la hiérarchie pèse
donc sur les méthodes de travail
mais cela n'implique pas le refus de tout
esprit critique au sein de l'établissement.
Notre Institut et les filières non-arabophones
sont bien acceptés.
Le développement d'un islam dur
est-il sensible à l'Université
du Caire ?
La montée de l'islam peut sembler
plus accentuée à l'Université
du Caire, qui est en quelque sorte le siège
de la conservation, la " masse de granit
", et, vue de l'extérieur, volontiers
immobile. A l'inverse, pour un observateur
extérieur, l'autre grande université
cairote, Aïn-Shams, fait parfois figure
de moderne et de " libérale
". La tension religieuse dans l'université
se manifeste tout d'abord par le port de
plus en plus fréquent du voile, et
même du tchador. Cette évolution
semble en corrélation directe avec
les événements internationaux,
et notamment le conflit israélo-palestinien.
Quoi qu'il en soit, le contraste est saisissant
entre ces jeunes femmes voilées et
celles, leurs mères quelquefois,
qui, dans les années 1970, venaient
en cours en mini-jupe.
Les tensions sont encore plus sensibles
lors des manifestations qui secouent régulièrement
l'Université, et qui menacent parfois
de tourner à l'émeute. Les
slogans reprennent toujours les mêmes
thèmes : l'affirmation de la Sharia
et le rejet des étrangers. Ce nationalisme
à coloration xénophobe est
en partie l'héritage de la période
nassérienne ; il ne faut en effet
pas oublier que Nasser avait coutume de
fustiger les étrangers, et surtout
les Occidentaux, qui incarnaient à
ses yeux le Mal, dans une culture égyptienne
fondée sur la Sharia et sur l'Islam
et dans un régime orienté
vers la Russie soviétique.
L'Egypte contemporaine est partagée
entre une tradition qui revendique l'héritage
islamique et une autre qui se fonde sur
l'Egypte pharaonique, berceau de la civilisation
moderne. En d'autres termes, l'Egypte est
déchirée entre deux tendances
contradictoires : la peur de l'autre et
la tentation de s'ouvrir aux étrangers
d'un pays qui se sent " à la
traîne ". Ces oppositions se
retrouvent dans l'organisation de la société,
marquée par le poids de la religion,
de la famille et, plus largement, du groupe,
mais au sein de laquelle même les
femmes peuvent facilement obtenir le divorce.
Aujourd'hui encore, de nombreux intellectuels
égyptiens montrent une réelle
volonté de s'émanciper d'une
interprétation étroite de
l'islam, sans le renier pour autant.
Américains et Anglais sont très
mal perçus en Egypte, en raison de
leur politique extérieure jugée
pro-israélienne et radicalement anti-irakienne.
Les Français ont-ils une meilleure
image ?
Pour des raisons historiques, les Egyptiens
ont de réelles affinités avec
les Français, on peut même
dire qu'ils éprouvent à leur
égard une réelle affection.
Car Napoléon a eu une réelle
influence sur les destinées du pays
notamment en promulguant le Code civil dont
s'inspire très largement le droit
égyptien, et ce sont les découvertes
des Français qui ont rendu son histoire
à l'Egypte, ce sont même des
géographes français qui ont
effectué le premier relevé
topographique du pays. Notre bonne réputation
est entretenue par la politique constante
de la France et certains gestes symboliques
des deux derniers présidents français
: François Mitterrand retrouvait
des forces à Assouan et à
Sainte-Catherine, Jacques Chirac effectue
régulièrement des visites
officielles et depuis le général
de Gaulle, la France est réputée
avoir une politique plus pro-arabe que les
Anglais et les Américains, eux aussi
très présents en Egypte. Il
faut enfin savoir que la France apporte,
comme les Etats-Unis, une très importante
aide extérieure.
Comment un pays musulman s'accommode-t-il
d'un droit issu du Code civil, donc marqué
par la laïcité ?
Le droit égyptien est en fait un
mélange de droit français
- le Code civil a été traduit
et adapté dans les années
1860 - et de Sharia, dans le domaine de
la famille essentiellement. L'article 2
de la constitution stipule que toute loi
doit être rédigée en
conformité avec la Sharia. Mais jusqu'à
maintenant il semble que la Cour constitutionnelle
applique cet article en donnant une interprétation
très large de la Sharia. Il n'est
à cet égard pas anecdotique
que l'architecture du tout nouveau bâtiment
de la Cour constitutionnelle, en bordure
du Nil, fasse explicitement référence
à l'Egypte ancienne.
Lire
aussi l'article sur l'Institut
de droit des affaires internationales
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